J’ai pris ma voiture et j’ai roulé vers l’Ouest.
J’ai oublié ce que je fuyais à l’époque. J’ai dû l’oublier dans le bas-côté, sur la bande d’urgence de l’autoroute, aux péages, aux stations d’essence.
Je ne sais plus non plus ce que je cherchais, en filant ainsi vers l’inconnu.
Mais je sais ce que j’ai trouvé, dans la lumière qui se déverse par litres dorés, plus violente qu’ailleurs.
Dans la mer dansante, vibrante, qui bat comme un muscle, ou comme un cœur. La mer vivante. Ses fonds émeraude et turquoise. L’immensité glacée de sa peau que je fends en nageant. La mer qui parfois devient folle, un fouillis de bouillons et d’écume, préoccupée uniquement d’elle-même.
Dans les marées qui transforment le paysage, cognent les rochers et les digues puis entraînent la mer au loin, comme pour la faire disparaître de la surface de la terre, en laissant des lambeaux d’eau tiède, des bateaux en équilibre sur leurs quilles, et au creux des rochers rongés de lichen de minuscules crevettes transparentes.
Dans les dunes sauvages, le chemin des douaniers qui court le long des côtes déchiquetées, les falaises à pic, les anses de sable fin, les oyats. Les ajoncs.
La pluie qui s’écrase et le ciel qui gronde, le vent qui balaie et nettoie tout, et met les hommes à nu, et les laisse épuisés et pantelants, propres et polis comme des galets.
Mais aussi la douceur des lagons et des pins, et le souvenir de cette plage déserte découverte un jour d’été, du côté de Rothéneuf, au détour du chemin, comme le repli tiède d’un coude. J’y étais restée une journée entière, seule, lovée dans les dunes, à écouter les battements de la terre.
Dans le granit sauvage, primitif, rude, brillant de grains de mica, qui constitue l’ossature de ce pays depuis des millions d’années.
Et dans les brisures de coquillages qui ourlent le rivage, et crissent sous la plante des pieds.
Mais pourquoi l’Ouest ?
Parce que les barbares viennent de l’Est.
Parce que ce n’est pas la fin, mais le début du monde.
Parce qu’autrefois quand le patron construisait une nouvelle bisquine, il partait en forêt choisir l’arbre parfait pour son mât. Et il prenait son temps.
Parce que lorsqu’un vieux gréement traverse l’horizon, au milieu des voiles bleues et blanches, c’est toute la baie qui retient son souffle, et qui le suit des yeux. Avec sa couleur rouille de soleil couchant, venue du tanin des écorces d’arbres, il porte en lui l’histoire entière de ce pays.
Pour les grandes marées. Devant les plus grandes marées du monde on ne peut avoir que de grandes idées. Face à des paysages aussi amples, infinis, le cœur se déplie et se redresse.
Pour le cycle des marées, cette histoire complexe et mystérieuse d’attraction de la Lune et du Soleil sur la mer.
Parce que dans l’air que l’on respire, dans chaque fine particule de bruine, dans chaque grain de sable, on sent la présence constante et imperceptible des marins, des départs, des ports, des conquêtes.
Pour la laisse de mer et ses paquets d’algues noires, de vieux chiffons, de coquillages vides et de bois flottés qui suit la courbe de la plage.
Parce que lorsque j’écris, les murs s’écartent, le contour des choses se cabre et frémit, un couvercle invisible se soulève, et je ne me sens plus prisonnière.