Elle a préparé ses deux plus belles robes. Conservées sous des housses en toile, aérées régulièrement, raccommodées et entretenues avec ferveur. Aujourd’hui elle se réjouit de ne pas les avoir données, comme elle en a eu plusieurs fois l’intention ces dernières années. Après une longue réflexion, elle enfile la robe rouge à volants, dont les filaments dorés scintillent dans l’ombre. Sa petite fille Rosa l’aide à fermer les boutons dans le dos. Ensuite elle se maquille avec soin, et Rosa ajuste les rouleaux dans ses cheveux gris puis, une heure plus tard, les lui enlève. Elle se parfume, un parfum français très éventé. Enfin elle s’assied sur le meilleur fauteuil, à côté du poste de télévision, et attend. Telle une reine. Les bruits de l’extérieur lui parviennent, des pleurs d’enfants, une voiture parfois, les cris des mouettes et le vent qui s’engouffre dans la ruelle depuis le Malecón, apportant l’odeur crue de la mer.
Le photographe étranger arrive à l’heure. Il lui parle en espagnol avec un fort accent, en articulant exagérément, comme si elle était une très vieille dame. Il l’appelle señora. Il la complimente sur sa robe, sa coiffure, sa maison, sa télévision. Il prend quelques clichés d’elle, en souriant. Puis il s’approche et son regard tombe sur ses mains, posées sur l’accoudoir. Comme tous les jours de sa vie, depuis ses seize ans, ses faux ongles sont posés, laqués de rouge. Elle porte la bague donnée par son pauvre mari Calixto, lors de leurs fiançailles, qu’elle ne peut plus enlever. Et le bracelet en argent, gravé à son nom, Africa. Le photographe paraît de plus en plus intéressé par ses mains. Il demande : « Puedo ? » Il passe derrière elle, effleure son épaule gauche, et tout près de son oreille elle entend le clic-clac de l’appareil. Il a photographié sa main, d’en haut. Avec son instrument si moderne, il lui montre les photos qu’il a prises, tout de suite après. Cela la perturbe. Techniquement, elle ne comprend pas comment elles peuvent passer si vite dedans, puis sur le petit écran. De toutes celles qu’il fait défiler sous ses yeux étonnés, elle préfère les photos en pied, ou l’on voit sa robe à volants, sa coiffure, sa télévision, sa maison, plus intéressantes à son avis que celle de sa main. Mais le photographe semble content, il sourit toujours. Il prépare un livre sur Cuba, qu’il lui enverra. Elle y figurera.
Elle, señora Africa, dans un livre.
La main d’Africa, c’est une vie entière qu’elle raconte. C’est un animal préhistorique aux griffes pourpres. Un reptile cyclope, à l’immobilité suspecte. C’est un paysage de vallons et de rivières. C’est un morceau de cuir tanné, cuit et recuit par les années, un matériau très rare, d’une texture épaisse et cependant froissée. Un parchemin ancien, balafré d’éraflures qui résument l’histoire d’Africa. Elle révèle l’âge, mais aussi la coquetterie, l’infinie et touchante coquetterie d’une femme qui ne renonce pas à sa féminité. Cette main, c’est la main de la résistance aux difficultés de la vie, au temps qui s’enfuit, à la nuit qui approche. C’est une main de labeur, celui des années passées à l’usine, à rouler des cigares. On peut y voir la main de la mort, alors qu’elle est une leçon de vie. À Cuba, pays de la répression et de la violation des droits de l’homme, les femmes s’habillent pour aller danser, se vernissent les ongles, se maquillent, et n’abandonnent jamais.
Simone Veil relate qu’à Auschwitz où elle fut déportée, elle assista à cette scène inoubliable. Quelques prisonnières avaient trouvé, par on ne sait quel miracle, un magazine de mode. Et ces femmes s’étaient penchées dessus avec gourmandise, poussant des cris de joie, tournant les pages et commentant les jupes, les chaussures, les foulards. À quelques mètres de la mort. Avec l’extraordinaire instinct de survie propre aux femmes, leur capacité à déployer des ressources insoupçonnées pour se hisser au-dessus, et goûter au plaisir de vivre.
Quelques mois plus tard, Africa reçoit le livre. Elle montre la photo de sa main à tous ses visiteurs. Elle aurait préféré que l’on voie sa robe, sa maison. Mais tout de même, avoir une photo d’une partie de son corps, si infime soit-elle, dans un livre qui fait le tour du monde, c’est une forme de gloire pour elle qui n’a jamais quitté son quartier, sa ville, son île. Elle regarde ses mains différemment depuis. Elle songe aussi que le photographe repassera peut-être un jour. Elle mettra la robe bleue cette fois-ci. Il faudra la réajuster. Elle a dû faire une erreur, en choisissant la rouge. Peut-être qu’il reprendra une photo d’elle, pour un autre livre. On ne sait jamais.